vendredi 28 septembre 2018

35.


  Au bout du chemin, une jungle l'attend. En dehors des cocotiers de la plage, les arbres sont tous inconnus de René. Leurs feuilles, leur écorce, leur tronc ne ressemblent à rien que René côtoie.
  Les deux hommes arrivent sur un chemin plus large menant au sommet d'une colline. De là, il peut enfin contempler " son " monde. Il reste un moment abasourdi par cette vision. L'émotion le saisit. Une sensation de " déjà-vu " se mêle à un sentiment de fascination.
  Tout d'abord, en arrière-plan, un volcan triangulaire ressemble au mont Fuji, à ce détail près que son sommet enneigé libère une torsade de fumée nacrée.
  Sur son versant coule une source qui de rivière devient torrent, puis fleuve, pour former un lac turquoise sur les berges duquel un petit village est posé à flanc de colline. Le fleuve serpente jusqu'à la capitale atlante.
  Alors ce serait ça, Mem-set...
  Le spectacle dépasse en effet tout ce que René avait pu imaginer jusque-là.
  Mem-set...
  La ville resplendit sous les rayons du soleil du matin. Le premier mot qui lui vient à l'esprit pour décrire ce qu'il ressent est " splendeur ". Jamais il n'a vu une cité aussi bien intégrée à la nature environnante. Une cité fleur.
  Mem-set, posée au milieu de la jungle, fait l'effet d'une large fleur de tournesol rose aux pétales étincelants.
  Contrairement aux cités antiques, elle est dépourvue de murailles de protection, de champs cultivés, de pâturages, mais si on observe bien, on distingue des taches qui sont autant de petits lacs.
  Le second mot qui lui vient est " harmonie ".
  Au centre de la ville circulaire, une large place avec, en son centre, une pyramide bleue. De là partent six larges avenues. Les maisons ne dépassent pas deux étages et elles ont toutes des terrasses.
  René et Geb marchent le long de la route et descendent lentement la colline qui surplombe la ville.
  Au fur et à mesure que les deux hommes se rapprochent, des détails se révèlent. Les façades sont couvertes de plantes. Les terrasses, de fleurs et d'arbres fruitiers. Elles attirent des nuées de papillons et d'oiseaux multicolores eux aussi différents de tous ceux que connaît René.
  À l'intérieur même de la cité, pas le moindre cheval, ni char ni charrette, pas d'âne ou de chien.
  Au centre de chacune des six grandes avenues, un ruisseau alimente les maisons et sert de système d'évacuation des déchets.
  Les berges sont bordées de vieux arbres tordus, similaires à des oliviers, mais qui, eux, produisent des fruits rouges.
  Les habitants se promènent tranquillement, sans se hâter. Ils s'arrêtent parfois pour discuter paisiblement entre eux. René est étonné de ne voir ni enfant ni femme enceinte. Les hommes et les femmes portent des vêtements de la même couleur beige que la jupe de Geb avec des ornements souvent couleur lapis-lazuli. Les femmes ont des coiffures aux tresses complexes dont les extrémités sont teintes en bleu. Certaines ont des bustiers troués au niveau de la poitrine qui révèlent entièrement leurs seins, un peu à la manière des gravures crétoises.
  Ce qui surprend René est la sérénité profonde qui émane de cette population. Personne ne se bouscule, personne n'est pressé, personne ne court, tous semblent bienveillants les uns envers les autres. Beaucoup saluent Geb en souriant et ce dernier leur répond par un signe amical de la main.
  - Ils me voient ? demande le professeur d'histoire.
  - Il n'y a que moi qui perçoive ta présence. À mon tour d'être " désolé ", tu ne pourras pas t'adresser à d'autres Atlantes que moi.
  - La pyramide bleue au centre de votre cité, elle sert à quoi ?
  - Aux voyages astraux à longue distance. C'est là que je vais effectuer mes observations astronomiques ; j'utilise mon corps éthérique pour circuler dans l'univers et examiner les planètes et les étoiles.
  René songe qu'on a toujours imaginé l'Atlantide comme une île recelant une civilisation techniquement avancée, mais c'est plutôt au plan de la maîtrise de l'esprit qu'ils semblent le plus performants.
  - Vous n'avez pas de charrettes ? demande René.
  - Une charrette ?
  - Eh bien, un moyen de se déplacer à l'aide de roues.
  - C'est quoi des roues ?
  René prend conscience que le fossé technique de l'île est peut-être plus important qu'il ne le pensait.
  - Comment transportez-vous les récoltes ?
  - Les quoi ?
  - Ne me dites pas que vous n'avez pas d'agriculture ? Comment faites-vous pour vous nourrir si vous n'avez pas de champs ?
  - Nous avons tous notre potager et notre verger personnels. C'est comme cela que nous nous nourrissons. Dans chaque maison, nous sommes autonomes.
  René distingue en effet au bas des maisons de petits jardins.
  - Et pour l'élevage ?
  - L'éle... quoi ?
  - Eh bien, pour pouvoir les manger, il faut bien que vous mettiez des animaux dans des enclos, des vaches, des moutons, des poules, des lapins ?
  Geb s'arrête, l'air outré.
  - Vous mangez des animaux dans ton monde ?
  - Pas vous ?
  - C'est dégoûtant. Ne me dites pas que vous mangerez dans 12 000 ans des animaux morts que vous avez élevés rien que pour les tuer !
  - Cela a bon goût, et c'est une source de protéines, enfin d'énergie quoi, vous devriez essayer..., tente René.
  - Nous ne sommes pas des charognards, pas question de manger des cadavres ! Donc pour répondre à tes questions : nous n'avons pas de " roue ", pas de " chevaux ", pas de " télescope ", pas d'animaux que nous enfermons pour les manger plus tard et pas de " champs ".
  - Mais alors, comment faites-vous pour faire du commerce ?
  - Que signifie ce mot ?
  - Eh bien, c'est le moyen d'échanger des biens contre de l'argent.
  - L'argent ?
  - C'est ce qui nous permet de vendre ce que nous ne consommons pas nous-mêmes.
  - Nous n'avons pas d'excédents, donc pas d'" argent ".

  - Mais alors comment vous faites pour obtenir ce qui vous manque ?
  - Mais il ne nous manque rien.
  - Il doit bien y avoir des choses nécessaires que vous ne pouvez avoir que difficilement.
  - Quand j'ai besoin d'un fruit qui n'est pas dans mon verger, je le réclame à celui qui en a. Et quand c'est le contraire, je le lui donne.
  - Ce n'est même pas du troc ?
  - Ça non plus je ne connais pas. Nous donnons à celui qui demande sans rien attendre en retour. C'est juste naturel.
  - Mais vous avez un travail, vous m'aviez dit que vous êtes astronome.
  - Quand quelqu'un veut savoir où se trouve une étoile ou une planète, il me le demande et je le lui dis. Chacun fait ce qui lui plaît quand cela lui plaît. Personne n'oserait dire à un autre ce qu'il doit faire. Et je ne sais pas ce que signifie le mot " travail ".
  - Donc pas de travail, pas d'argent, pas de commerce. Et si quelqu'un veut ne rien faire ?
  - Eh bien c'est dommage pour lui. Il a de fortes chances de s'ennuyer. Mais je te rassure tout de suite, tout le monde a une activité qui le passionne et qui l'amuse, dès l'enfance.
  René commence à comprendre pourquoi la population atlante est aussi décontractée.
  - Et les maisons, comment vous construisez les maisons ? C'est forcément un travail pénible.
  - Quand quelqu'un veut un logis, il réunit quelques amis proches et ils le bâtissent ensemble. Et celui qui en a bénéficié fera de même pour les autres.

  - Et le médecin, quand vous êtes malade, vous allez forcément voir un thérapeute ? Vous devez payer les soins.
  - Nous sommes rarement malades, mais il y a en effet des hommes de santé qui soignent ceux qui en ont besoin. Ils le font parce qu'ils savent le faire.
  - Donc pas de chevaux, pas d'élevage, pas d'agriculture, pas d'argent, pas de travail, comment la ville est-elle gouvernée ?
  - Là encore je ne sais pas de quoi tu parles.
  - Comment sont prises les décisions collectives ?
  - Il existe une assemblée de soixante-quatre sages. Ces sages sont les plus âgés donc les plus expérimentés d'entre nous. Mais ils ne font que donner des conseils. Et en général ils sont écoutés.
  - Pas de pouvoir exécutif ? Mais alors il n'y a pas de police, pas d'armée ?
  - Ces notions me sont inconnues.
  - Il faut forcément assurer la défense, comment faites-vous si des envahisseurs surgissent ? Enfin, des non-Atlantes qui vous voudraient du mal ?
  - Nous sommes sur une île isolée en pleine mer, et il n'y a que nous sur cette île. Nous nous connaissons tous et nous nous entendons plutôt bien.
  - Et la religion ? Il n'y a pas de prêtre ? Vous vénérez bien un ou des dieux ?
  - De quoi me parles-tu encore ?
  - Vous n'avez aucun culte ? Il y a forcément une force magique invisible qui vous inspire.
  - Peut-être fais-tu référence à l'énergie de vie qui circule dans les arbres, les fleurs, les animaux, la planète, nous-mêmes. Nous nommons cette énergie " rouar ". C'est le souffle de vie éternel qui nous parcourt et qui te parcourt aussi, René. C'est aussi pour cela qu'il ne nous viendrait pas à l'idée de tuer des animaux ou de forcer des plantes à se serrer les unes contre les autres. Cela empêcherait la " rouar " de circuler.
  Geb s'exprime comme si tout cela était une évidence, et René prend soudain conscience de la bizarrerie de sa propre société dans laquelle tous ces principes pourtant naturels semblent avoir été oubliés ou remplacés pour renforcer des pouvoirs individuels.
  - Pas d'agriculture, pas d'élevage, pas de travail, pas de gouvernement exécutif, pas d'armée, pas de police, mais alors il n'y a pas d'ambition personnelle ? Des hommes qui veulent dominer les autres ?
  - Nous souhaitons tous que l'ensemble de la communauté vive en harmonie. Nous voulons l'épanouissement des autres et nous nous réalisons donc dans le bonheur collectif. Comme les cités de fourmis, de termites ou d'abeilles qui étaient là plusieurs dizaines de millions d'années avant nous.
  - Mais vous êtes combien sur cette île ?
  - En tout ? 800 000. Mem-set étant la ville la plus peuplée, elle contient plus de la moitié de la population totale, soit 500 000 habitants. Les autres cités sont beaucoup moins peuplées. Et chez vous dans le futur ?
  - Paris a cinq millions d'habitants, mais la population globale de l'humanité s'élève à près de huit milliards d'individus.
  - Huit milliards ! Je comprends que vous ayez besoin de systèmes infantilisants (du peu que j'en ai compris) pour tenir une telle masse d'individus !
  René repère des groupes de chats en liberté qui marchent dans la rue en se dandinant tranquillement, la queue dressée. En levant les yeux, il en aperçoit d'autres qui sautent de toit en toit.

  - Vous mangez des chats aussi à votre époque ? demande Geb qui a remarqué que son futur lui-même observe les félins.
  - Non, mais nos chats ne sont pas en liberté, ou en tout cas pas de manière aussi visible, reconnaît René.
  Tout émerveille René : l'esthétisme de cette cité colorée, l'imposante pyramide bleue qui lui sert d'axe, mais surtout la tranquillité de cette population.
  L'île des gens heureux ?
  - Alors tu crois toujours que cette cité devant toi n'est que le fruit de ton imagination ? Un rêve, un " fantasme " ?
  René essaie de bien comprendre ce mode de vie exotique. Il se répète la formule qui leur permet d'être aussi " cool " : ni argent, ni travail, ni hiérarchie, ni gouvernement, ni police, ni armée, ni religion.
  Cela n'a jamais été envisagé chez nous. Même les sociétés primitives tribales qui nous ont précédés avaient des armes, des chefs, des formes de troc ou de monnaie d'échange. Cela perturbe mes habitudes mentales.
  - Alors tu en penses quoi, René, de ta légende ? demande Geb pour le sortir de sa rêverie.
  - C'est... c'est vraiment surprenant. Je ne savais pas qu'on pouvait vivre comme ça, reconnaît-il.
  Ils sont arrivés à trouver une manière de vivre ensemble qui fonctionne. Ils sont unis entre eux et à la nature. C'est pour cela que Geb est aussi décontracté.
  L'Atlante sourit enfin.
  - Maintenant, tu ne pourras plus dire que cela n'est pas possible.
  René prend conscience qu'il a toujours pressenti qu'une telle société pouvait exister. Il prend conscience que ce qu'il voit n'est pas seulement une découverte, mais un souvenir enfoui très profondément dans son esprit. Un souvenir qui a été effacé par les couches superposées de ses 111 autres vies qui ont fini par le persuader qu'on ne pouvait vivre que dans la frustration et la peur, englués dans des mensonges au nom de prétextes nationaux ou religieux.
  Geb invite son futur lui-même à s'asseoir sur une sorte de banc de pierre. Ils observent tous les deux les Atlantes qui se promènent, les chats qui déambulent, le volcan au loin.
  - Maintenant, je suis prêt à mon tour à contempler le monde du futur, ton monde, René. Je veux savoir comment vous en êtes arrivés, au bout de 12 000 ans d'évolution, à manger des cadavres d'animaux et à vivre de manière si agitée.
  René hésite. Il se dit que Geb risque d'être choqué de voir les immeubles gris de plus de six étages, les embouteillages, les gens habillés en noir ou en gris, la pollution formant un brouillard épais à l'horizon, les étals des charcuteries aux têtes de porc exhibées une tomate dans la bouche, les crottes de chien fumantes, les poubelles dégorgeant de nourriture gaspillée et d'emballages plastiques. En guise d'oiseaux multicolores, des pigeons gris, en guise d'insectes, non des papillons mais des moustiques. Un monde sans fleurs, sans arbres fruitiers, sans piétons souriants qui se saluent. Son futur risque de bien le décevoir.
  - Plus tard..., élude le professeur d'histoire. Il y a quelque chose dont il faut que je vous parle. En fait, si vous avez été oubliés, si l'existence de votre civilisation a été remise en cause, il y a une raison.
  Geb fronce les sourcils.
  Bon, il faut que je lui dise. Le plus vite sera le mieux.

  - Les quelques textes qui évoquent votre monde signalent aussi les raisons de votre disparition, qui explique que vous ayez été transformés en légende. Et cette raison est...
  Il faut que je prononce le mot.
  - ... le Déluge.
  - De quoi tu parles ?
  - Une catastrophe naturelle terrible, un tremblement de terre, suivi d'une vague qui a entièrement englouti votre île.
  Geb l'observe, hoche la tête.
  - Toute l'île ou juste sa capitale ?
  - Toute l'île, avec sa capitale, toutes ses cités, tous ses habitants.
  Geb semble sceptique.
  - Tu en es sûr ?
  - Je suis affirmatif, vous allez être submergés par l'océan.
  René serre les mâchoires, regrettant que lui incombe d'annoncer les mauvaises nouvelles.
  - Je ne te crois pas.
  - C'est pourtant ainsi que l'on relate votre disparition.
  Les deux hommes regardent les passants. Un homme qui ressemble à Geb le salue amicalement. Autour d'eux les feuilles des arbres bruissent. Un papillon aux longues ailes rouge, jaune et noir vient se poser sur la main de l'Atlante. Celui-ci l'élève à hauteur de sa bouche et souffle pour inciter le lépidoptère à s'envoler.
  - Alors, selon toi, nous serions condamnés à tous disparaître comme ça, d'un coup, à la suite d'une simple catastrophe naturelle...
  René cherche une formule acceptable.

  - Enfin peut-être pas tous, car une autre légende s'ajoute à la première.
  - Je t'écoute.
  - C'est celle d'un homme qui, averti de cette catastrophe, a pris l'initiative de construire un grand bateau, sur lequel il a réuni quelques personnes et quelques animaux. Et c'est là où je vais peut-être pouvoir vous aider, Geb. Il faut maintenant que vous fassiez tout pour construire ce bateau qui permettra à votre civilisation et à un maximum de ses membres de survivre au Déluge.
  - Ainsi, nous pourrions être engloutis, puis oubliés, répète Geb, incrédule.
  Il n'arrive pas à intégrer cette information parce qu'elle est trop choquante pour lui.
  - Cela peut advenir d'une minute à l'autre. Il ne faut pas perdre de temps.
  Geb semble submergé de pensées.
  - Vous ne me croyez pas ?
  L'Atlante se lève, et regarde la pyramide bleue.
  - Retrouvons-nous demain ici à la même heure et nous allons mettre au point, toi et moi, un moyen de sauver ce qui pourra être sauvé grâce à ta connaissance de ce qu'il va nous arriver. Va-t'en maintenant, il faut que je réfléchisse à tout cela.
  René est tiraillé entre l'émerveillement de ce qu'il vient de voir et la culpabilité d'avoir à nouveau contrarié son ancien lui-même. Cependant, il se dit qu'il a accompli son devoir. Au moins, il leur offre la possibilité de ne pas tous disparaître.
  Il se retourne, et quitte à regret la vision de cette cité-fleur si splendide... qui doit pourtant être détruite.




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