vendredi 28 septembre 2018

6.

Les nuages s'étirent pour dévoiler progressivement un soleil rose. Des pigeons roucoulent, s'invitent mutuellement à des ébats. René Toledano n'est pas arrivé à s'endormir. Il jette un œil à sa pendule qui indique 7 h 30. Il se lève, il se regarde dans le miroir de sa salle de bains. Il est très pâle, les yeux cernés.
  Hier j'ai commis l'irréparable. La police va débarquer d'une minute à l'autre. À moins qu'ils attendent que je sois au lycée pour m'arrêter sur mon lieu de travail. Peut-être même devant mes élèves. Quelle humiliation ce serait : l'homme qui est censé vous éduquer n'a pas été capable de se contrôler et, pris d'une pulsion animale, il a commis l'irréparable.
  Lui qui n'aime que la discrétion imagine déjà les manchettes des journaux :
  " Le professeur d'histoire était un tueur de SDF. "
  Parcouru d'un nouveau frisson, il se répète :
  Le mieux serait peut-être que je me constitue prisonnier. Cela pourrait jouer en ma faveur. Je plaiderais la légitime défense.

  Il s'habille rapidement, saisit sa sacoche et prend sa voiture pour rejoindre le commissariat de police le plus proche.
  Une fois devant le bâtiment, il reste quelques minutes à fixer l'entrée, à observer les hommes en uniforme bleu marine qui vont et viennent.
  Me croiront-ils ?
  Une camionnette arrive et un homme menotté en sort. L'homme se débat et lance des insultes en direction des policiers.
  - Lâchez-moi ! Il m'a cherché, je n'ai fait que me défendre.
  René est effrayé.
  Ils penseront que j'ai voulu me faire un SDF juste pour le plaisir, à la Orange mécanique. Le fait que je me sois débarrassé de l'arme et du cadavre en les jetant dans la Seine ne joue pas en ma faveur. Je vais écoper d'une dizaine d'années au moins.
  Il redémarre et allume la radio pour se changer les idées. Le présentateur commence par les résultats de football. Un bon match pour l'équipe de Paris, même si le capitaine de l'équipe a été surpris dans un lieu de débauche en train de prendre de la drogue. Il enchaîne sur la guerre en Syrie. Il semble que le dictateur a de nouveau utilisé des gaz toxiques pour décimer sa propre population civile. Les associations d'aide aux victimes qui ont fourni les preuves de l'attaque annoncent des centaines de morts. Plusieurs pays ont demandé une condamnation officielle, mais la Russie et l'Iran, qui soutiennent officiellement le dictateur, ont opposé leur veto. Le porte-parole du gouvernement syrien affirme que ce sont les rebelles qui se sont eux-mêmes empoisonnés pour attirer l'attention de l'opinion internationale.
  La grève des cheminots se poursuit sur tous les réseaux pour le week-end. Les syndicats ne veulent pas de la nouvelle réforme du président. Ce dernier a annoncé que, malgré les blocages, il ne céderait pas. Le conflit risque de s'éterniser.
  C'est la commémoration du génocide arménien de 1915. Le président turc a averti que tous les pays qui reconnaîtraient ce qu'il nomme le " mensonge historique du génocide arménien " seraient automatiquement exclus des échanges diplomatiques et commerciaux avec la Turquie. Il nie le million et demi de morts tués par l'armée turque et a déclenché une manifestation de rue pour qu'on se rappelle du " massacre des Turcs par les Arméniens en 1915 ". Le gouvernement arménien a demandé aux pays du monde entier d'avoir le courage de privilégier la vérité aux intérêts économiques ou diplomatiques avec Ankara.
  Fait divers : encore trois jeunes femmes de 20 ans sont décédées à Paris après avoir absorbé à leur insu du GHB. Le GHB, gamma-hydroxybutyrate, est aussi appelé " élixir de l'oubli " ou " drogue des violeurs ". Quand il n'entraîne pas de décès du fait de mauvais dosages, les victimes ayant ingurgité du GHB subissent des viols dont elles ont à peine le souvenir et s'avèrent incapables de décrire leurs agresseurs.
  Météo : du soleil prévu pour les prochains jours. Risque de canicule pour tout ce mois de septembre.
  Le journal se termine par les résultats du loto.
  René Toledano est soulagé. Aucune mention d'un cadavre trouvé flottant dans la Seine.
  Ils ne le retrouveront peut-être jamais. Ou alors ils s'en fichent. Tous les jours des SDF saouls tombent dans le fleuve. Le seul endroit où cette information existe, c'est dans ma mémoire. Il me suffit d'oublier et ce sera comme si cela ne s'était jamais passé.
  Il manque de peu de percuter une voiture qui vient de sa droite ; son conducteur l'insulte.

  - Eh ! la priorité, connard ! Tu as oublié le code la route ?
  Il a raison, comme l'indique le fronton de la clinique de papa : " Tout est mémoire ". Je dois rester concentré. Je dois vivre dans le présent et oublier le passé. C'est une question de survie. Ce qui n'est pas mémorisé n'existe pas. N'existe plus.
  Hier soir je suis allé voir un spectacle d'hypnose et j'ai été le sujet d'une expérience nouvelle, mal maîtrisée par celle qui me l'a fait subir. Je suis parti avant la fin pour me reposer chez moi.
  C'est tout.
  Il se le répète comme un mantra.
  Il ne s'est rien passé d'autre.



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