vendredi 28 septembre 2018

7.

René Toledano gare sa voiture dans le parking du lycée Johnny-Hallyday. À l'entrée trône la statue de l'idole des jeunes, mort en 2017. Il tient sa guitare électrique et sont gravées dans le ciment les paroles de l'une de ses chansons les moins connues, " Je lis ", comme une profession de foi incitant les jeunes à s'intéresser à l'écrit. La première fois qu'il était arrivé dans ce lieu, ces paroles atterrantes de naïveté et offertes aux élèves comme si elles provenaient d'un sage antique l'avaient stupéfait. Il s'était dit :
  Le lycée Johnny-Hallyday... et pourquoi pas le lycée Mickey-Mouse ? Après tout c'est aussi une idole des jeunes !
  Le professeur d'histoire entre et salue de loin le proviseur Pinel qui surveille la foule des élèves et des professeurs dans la cour centrale. Les murs de l'établissement en béton sont recouverts de graffitis mentionnant excréments, sexualité contre nature et insultes variées puisant à l'un et l'autre thèmes. Quelques inscriptions plus politiques appellent à la destruction de la société de consommation et à la révolte.
  Ne plus penser au skinhead. Faire mon boulot.
  Il marche d'un pas déterminé. Il adresse un signe complice à ses collègues comme si ceux-ci s'apprêtaient à livrer une bataille.
  La bataille contre l'ignorance. L'adversaire est coriace et il ne faut pas le sous-estimer.
  Si je ne pense plus à " ce à quoi je ne dois pas penser ", je devrais arriver à bien faire mon travail et alors tout redeviendra comme avant.
  Faute oubliée est à moitié pardonnée.
  Il sent soudain revenir son tic. Il inspire profondément et serre les poings.
  Il faut que je retrouve mes réflexes professionnels.
  Il fonce aux toilettes, s'enferme et se met à vomir.
  On ne peut pas changer le passé. Je ne peux pas revenir en arrière comme dans un jeu vidéo pour rejouer la scène. Cela fait partie du passé, je ne peux plus rien y faire.
  Le reste de ma vie sera celle d'un assassin et la seule alternative que j'aurai désormais est :
  soit je me fais arrêter par la police et je vais en prison ;
  soit je ne me fais pas attraper et je devrai apprendre à composer avec ma culpabilité.
  Il ferme les yeux, inspire longuement, tire la chasse d'eau.
  Il rejoint sa salle de classe, entre et monte sur l'estrade. Les trente et un nouveaux élèves de son premier cours sont déjà assis. Ils le regardent et même s'ils ne le connaissent pas, ils voient bien qu'il n'est pas dans un état normal. Outre la pâleur de sa peau et ses yeux cernés, leur prof a une respiration saccadée et le visage parcouru de tics. Pour se donner une contenance, René sort une petite bouteille d'eau minérale de sa sacoche. Il boit une gorgée puis commence :
  - Nous allons travailler ensemble jusqu'à juin et j'espère que cela se fera sans anicroche. Car, à la fin de l'année, il y a le bac. Ceux qui ne seront pas prêts ne l'auront pas.
  Il fait l'appel et chaque élève répond " présent ".
  Caporal Hippolyte Pélissier ? Présent.
  Il déglutit.
  - Bien, tout d'abord je vous demande à tous de prendre des notes. Et je compte sur vous pour mettre dans vos travaux la même exigence que je mets à accomplir mon métier.
  Il a un geste maladroit, renverse la bouteille d'eau. Les élèves éclatent de rire, mais cela détend l'atmosphère qui était pesante jusque-là.
  Ils sentent que je ne suis pas dans mon état normal. Il faut que je me reprenne. Les moutons ne doivent pas se douter que leur berger a eu un accident, sinon je n'aurai plus d'autorité.
  - Tenez-vous bien. Je vous préviens, s'il y a le moindre problème, je n'hésiterai pas à vous envoyer chez le proviseur, monsieur Pinel.
  C'est le principe de base à respecter pour éviter les problèmes : être le plus dur possible au début de l'année, relâcher progressivement la pression au fur et à mesure pour arriver à une totale décontraction en juin.
  En dehors des deux premiers rangs, la plupart des élèves ont déjà l'air peu intéressés par ce qu'il va dire. Il a préparé un PowerPoint qu'il projette sur le grand écran placé au-dessus de son bureau. Il commence par un petit film qui présente le Big Bang et la formation des planètes sur la musique de la Symphonie " du Nouveau Monde " d'Antonín Dvorák. Il commente :

  - Voici le passé. Est-ce que vous vous rendez compte du nombre de hasards qu'il a fallu pour que vous soyez vivants ici et maintenant dans cette classe face à moi ? Il a fallu que le Big Bang crée l'explosion originelle. Qu'il se déploie dans le vide sidéral pour former l'univers visible. Que notre planète Terre se forme. Qu'elle soit protégée par une couche d'atmosphère. Qu'elle soit recouverte par les océans. Que la vie éclose dans ces océans.
  Sur l'écran apparaît une algue bleue, puis une paramécie, puis un poisson argenté.
  - Il a fallu qu'un animal arrive à sortir de l'eau pour marcher sur la terre ferme. Le Tiktaalik a été le premier poisson à se hisser sur terre en s'aidant de ses nageoires. Alors a commencé l'" aventure ". Aventure de la vie, aventure de l'intelligence, aventure de la conscience.
  D'autres images se succèdent à un rythme rapide. Elles représentent des primates avec des outils de pierre, des hommes préhistoriques autour d'un feu, des grottes aux parois recouvertes d'illustrations, des villages entourés de champs cultivés, des villes fortifiées, des scènes de batailles à cheval, des rois se faisant couronner.
  - Tous vos ancêtres ont eu la chance de naître, de ne pas mourir de maladie infantile, de grandir, de ne pas être tués à la guerre, d'éviter ou de survivre aux grandes épidémies et aux grandes famines.
  René constate qu'il a enfin réussi à attirer l'attention de la classe.
  - Jusqu'à ce que vos deux parents se rencontrent et fassent l'amour...
  Cette mention fait pouffer les élèves, surpris que leur professeur puisse faire allusion à la sexualité en cours d'histoire, mais celui-ci continue, imperturbable.
  - Vos deux parents qui ont fait l'amour et qui je l'espère vous ont éduqués pour vous permettre de perpétuer l'espèce et augmenter le niveau global d'intelligence et de conscience.
  À l'écran, la silhouette à contre-jour d'un homme et d'une femme vêtus de manière contemporaine qui se tiennent la main face à un soleil couchant.
  - Et durant cet acte, il a fallu que ce soit le bon parmi les 300 millions de spermatozoïdes qui ait pénétré l'ovule pour que vous soyez vivants aujourd'hui dans cette classe. C'est pourquoi il est si important de se rappeler d'où nous venons.
  Les images défilent à nouveau, en accéléré et en marche arrière : depuis les parents contemporains au Big Bang il y a 15 milliards d'années.
  - Ceux qui ont oublié le passé par pure paresse, ceux qui nient le vrai passé en le travestissant pour satisfaire leur propagande, tous ceux-là sont amenés à le répéter au lieu d'aller vers l'avant.
  Enfin l'image se stabilise sur la photo d'un livre d'histoire des années 1970.
  - Car même l'histoire officielle délivrée dans les manuels scolaires est parfois tronquée. Par exemple, on ne connaît les civilisations passées que par les traces qu'ont laissées celles qui étaient dotées de l'écriture. Parmi celles-ci, on ne connaît que le passé des civilisations qui abritaient des historiens. Et parmi ces dernières, que la version des vainqueurs.
  - Pourquoi, monsieur ? demande un élève zélé du premier rang au visage marqué d'acné.

  - Parce qu'une fois qu'on est mort, on peut rarement donner sa version de la bataille.
  La classe éclate de rire.
  - Les historiens ont essentiellement retenu les batailles et la vie des rois et des empereurs. Tout simplement parce que ce sont ces derniers qui les payaient et qu'il n'y avait que cela qui les intéressait.
  À nouveau la classe semble amusée par cette révélation. Pas mécontent de son effet, René se sent plus détendu.
  Ne plus penser au skinhead. Retrouver mon sillon professionnel. Je suis un professeur d'histoire. Juste un professeur d'histoire.
  Il toussote, puis reprend :
  - Mais ne nous leurrons pas, les guerres n'étaient que des assassinats de masse organisés au nom d'intérêts économiques, religieux ou des lubies de dirigeants. De simples individus égoïstes ou avides de pouvoir envoyaient les autres à l'abattoir pour conquérir encore plus de territoire, de matière première, d'argent, de maîtresses, d'esclaves ou d'ouvriers. Ils transformaient des individus paisibles en soldats meurtriers, obligés de tuer des personnes qu'ils ne connaissaient même pas et avec lesquelles ils auraient peut-être sympathisé s'ils les avaient rencontrées dans d'autres circonstances, qui sait, comme le tourisme. Imaginez les soldats de deux armées, face à face, qui soudain décideraient de partir en vacances ensemble. Ils joueraient au ballon, se baigneraient... En fait, si on ne leur bourre pas le crâne avec la propagande nationaliste ou la religion, la plupart des gens souhaitent plutôt du bien à leur prochain.
  Les élèves sont surpris par cette réflexion. Cela encourage René à poursuivre.
  - Mais voilà, il y a eu des guerres. Et les plus grands tueurs se sont mis à avoir un statut de héros, on leur attribuait des médailles. Les historiens du côté des vainqueurs inventaient ensuite un scénario crédible pour faire passer auprès du public et de la postérité l'idée que ces crimes étaient légitimes et nécessaires.
  Il marque un temps pour que tous mesurent ses paroles.
  - Mais ce n'est pas le pire. Souvent, ces mêmes historiens aux ordres de leurs puissants commanditaires inversaient les rôles et faisaient croire que les victimes étaient les bourreaux et inversement. Des questions ?
  Un autre élève au premier rang, le nez orné d'énormes lunettes aux verres épais comme des culs-de-bouteille, lève la main.
  - Tout cela est un peu théorique. Est-ce que vous pourriez citer un exemple précis à noter ?
  - Bien sûr. La Crète. Vous connaissez tous la légende de Thésée et du minotaure ? Le minotaure était un monstre à tête de taureau à qui l'on offrait régulièrement comme tribut sept jeunes hommes et sept jeunes femmes athéniens pour qu'il les dévore. Il avait été enfermé dans un labyrinthe et c'est le héros Thésée, aidé d'Ariane, la fille du roi Minos, qui a réussi à tuer ce monstre. Mais de récentes découvertes archéologiques ont révélé une réalité bien différente. La Crète était une civilisation raffinée et pacifique, préexistant à celle des Grecs. Quand ces derniers ont commencé à envahir les îles avoisinantes, ils sont rapidement entrés en rivalité avec la Crète qui avait développé un commerce florissant avec tout le bassin méditerranéen. Les Crétois construisaient des bateaux plus solides que les Grecs continentaux, leurs cités étaient plus sophistiquées, leur culture plus subtile et surtout leurs richesses étaient plus grandes. Cela ne pouvait qu'attiser la convoitise de ceux-ci, issus des peuplades indo-européennes brutales. Le roi Minos a opposé une défense inadaptée à la violence de ses agresseurs. Il ne s'attendait pas à tant de férocité et pensait pouvoir négocier. Mais comment négocier avec des populations qui ont purement et simplement décidé de votre élimination ? En quelques mois à peine, un monde de raffinement fut détruit par des hordes de guerriers sanguinaires. Une fois que toutes les cités minoennes ont été incendiées, les femmes violées, les richesses pillées, les hommes réduits en esclavage, les textes brûlés, les Grecs ont inventé la légende du héros Thésée, chef grec luttant contre un monstre à tête de taureau mangeur de jeunes gens. Et nous n'avons plus à notre disposition que la version des historiens grecs qui en ont fait... une jolie histoire.
  Les élèves affichent maintenant des mines étonnées. René Toledano aime cet instant qu'il nomme " le décillement " : ce moment où l'on sépare les paupières jointes par les cils, ce qui empêchait de voir. Ce mot est lui-même emprunté au vocabulaire de la fauconnerie : on cillait un oiseau de proie, c'est-à-dire qu'on lui cousait les paupières pour le dompter, avant de les lui découdre pour le faire chasser. Il poursuit.
  - Je pourrais aussi vous donner un exemple encore plus ancien, non militaire cette fois, pour vous montrer comment les historiens nous manipulent : la pyramide de Khéops en Égypte. On a toujours cru que c'était le pharaon Khéops qui l'avait fait construire en 2500 avant Jésus-Christ. Parce que c'était ce que rapportaient ses scribes et qu'il n'y avait aucun moyen d'avoir plus d'informations. Or, ces scribes n'étaient bien sûr que des fonctionnaires payés pour raconter ce qu'on leur disait de raconter. Mais pas plus tard qu'au début de l'année, preuve a été faite, grâce aux nouveaux systèmes de datation modernes, que cette pyramide a en fait été construite au moins 5 000 ans avant Jésus-Christ. Une entrée a été découverte sous le règne de Khéops qui, visitant ce monument, a décidé d'en faire son tombeau. Il ne l'a donc jamais fait bâtir et il en aurait été bien incapable étant donné les techniques rudimentaires à l'époque de son règne. C'était juste un monument inoccupé depuis des milliers d'années, qui a été récupéré et détourné de sa fonction pour servir la mégalomanie de ce pharaon. C'est comme si, dans 2 500 ans, un monarque tombait sur la tour Eiffel et décidait d'en faire son tombeau sans savoir à quoi elle servait auparavant.
  Certains élèves affichent des moues dubitatives.
  - Et c'est cela qu'on devra écrire au bac ?
  - Cela vous servira pour toute votre vie, répond-il, énigmatique. Retenez bien : il y a une différence entre l'histoire vécue et l'histoire racontée, l'histoire des dirigés et l'histoire des dirigeants. La mémoire est le plus grand enjeu politique, c'est pour cela que la plupart des politiciens veulent la récupérer et la modeler à leur avantage.
  - Mais, monsieur, reprend un élève, si on vous écoute et qu'on raconte des histoires qui ne sont pas au programme, on va rater notre bac.
  - Vous préférez donc avoir le bac à être informés de la vérité ?
  L'élève n'ose pas répondre par l'affirmative, mais semble déjà avoir son opinion sur le sujet.
  C'est le premier jour, il me teste parce qu'il sent que je ne suis pas complètement dans mon assiette. Ça commence bien.
  - Ce sont les gens comme vous, qui préfèrent obéir et tous être semblables au lieu de réfléchir et de s'individualiser, qui préparent une société fasciste.

  L'élève paraît un peu sonné par la disproportion de l'argument.
  Bon, j'y suis allé un peu fort là, mais c'est trop tard, tant que je n'aurai pas trouvé un moyen de me calmer vraiment, je risque d'aller de réactions épidermiques en réactions épidermiques.
  La sonnerie de la récréation retentit. René attend que tous les élèves aient quitté la classe pour sortir prendre l'air. Il croise le regard de Pinel, toujours planté devant la porte de son bureau donnant sur la cour. Celui-ci esquisse un geste de la main dans sa direction, qui doit vouloir dire : " Ça s'est bien passé ? " Ce à quoi René répond par un pouce tendu signifiant : " Bien sûr. Comme d'habitude. "
  Il me regarde bizarrement. Est-ce qu'il se doute de quelque chose ? Est-ce que je porte la trace de mon crime sur le visage ?
  Son tic à l'œil droit le reprend. Il se dirige vers les toilettes et se passe à nouveau un peu d'eau fraîche sur la figure.
  C'est bon, j'ai tenu. J'ai sauvé les apparences grâce à mes réflexes professionnels. Je dois continuer mes cours comme si de rien n'était.
  De toute façon, il n'y a que deux possibilités : soit le cadavre est découvert et j'irai en prison. Soit il n'est pas découvert et ça ne sert à rien de ressasser cette scène traumatisante.
  Il suffit que j'oublie.
  Oublier. Comment fait-on pour oublier ? Il suffit de ne plus y penser.
  Oublier quoi déjà ?



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