vendredi 28 septembre 2018

8.

Midi sonne. Il est temps de déjeuner.
  La salle du self-service du lycée est peinte d'un orange luisant. Accrochés au plafond, des néons éclairent d'une lueur blafarde des tables blanches en plastique brillant. Tout sent le désinfectant au pin.
  René Toledano retrouve Élodie Tesquet à sa table habituelle au fond à droite, dans le coin le plus calme.
  - Tu es blême. Tu n'as pas dormi ? lui demande-t-elle.
  Il l'observe et s'imprègne de sa présence réconfortante. La jeune femme aux cheveux courts et blonds manifeste alors son inquiétude.
  - Ça va, René ?
  Et si je lui avouais tout ? C'est quand même elle qui m'a emmené voir ce spectacle. Elle pourrait me comprendre.
  - Tu es parti brusquement de la péniche, j'ai essayé de t'appeler, en vain. Tiens, d'ailleurs tu as oublié ta veste. Je te l'ai rapportée.
  Elle sort d'un sac sa veste beige.
  Oui, tout lui avouer. Vider mon sac. C'est une amie, une vraie amie.
  Ce souvenir est tellement lourd à porter. Ma culpabilité pourrait être plus légère si je la partageais avec elle. Elle pourrait peut-être même me donner le courage d'aller au commissariat pour tout avouer. M'accompagner éventuellement. Elle a toujours été là dans les moments difficiles. Je sais qu'elle ne me laissera pas tomber.
  - J'ai...
  Il laisse sa phrase en suspens.
  ... tué quelqu'un.
  - ... J'ai été transformé en monstre devant un public d'une centaine de personnes qui ont dû me trouver bien ridicule. Ça a été un moment très pénible pour moi.

  - N'exagérons rien. C'était peut-être une situation inconfortable, mais ce n'était rien que de l'hypnose. Du spectacle. Souviens-toi, juste avant toi un type s'est mis à quatre pattes pour faire le chien, une femme a cru que la salle était composée d'extraterrestres qui l'avaient kidnappée et une autre a tenu en équilibre entre deux chaises, raide comme une planche. De l'hypnose, quoi. Personne ne te jugeait. Tous étaient conscients d'assister à une expérience nouvelle tentée sur un type qui avait courageusement accepté de jouer le jeu dans le cadre d'un spectacle. C'est tout.
  Il observe la porte, sur le seuil de laquelle pourraient surgir des policiers, mais tout ce qu'il voit, ce sont d'autres professeurs qui se détendent après le premier contact avec leurs élèves.
  - Il faut que je te dise, Élodie, je sais maintenant pourquoi on ne se rappelle pas ses vies antérieures. Parce qu'elles peuvent venir " polluer " notre vie actuelle. En tout cas, après avoir fait ressurgir ma vie de soldat de la Première Guerre mondiale je... enfin... j'étais très nerveux.
  - J'ai bien vu.
  - Je n'en ai pas dormi de la nuit.
  Elle affiche une moue interrogatrice.
  - Ne me dis pas que tu crois que tu as réellement vécu une de tes vies antérieures, René ?
  - Il en est bien question dans le bouddhisme ou chez les Grecs.
  - Mais ce ne sont que des textes mystiques datant de plus de 2 000 ans !
  - Dans le Talmud aussi. Attends que je retrouve. Ah ça y est. Avant que le nouveau-né sorte du corps de sa mère, un ange vient mettre son doigt sur sa lèvre supérieure et lui dit : " Oublie ", pour que l'enfant ne soit pas gêné par le souvenir de sa vie précédente. Du geste de l'ange, il lui reste une trace : le petit creux entre notre lèvre supérieure et la base de notre nez, qu'on nomme l'" empreinte de l'ange ". C'est pour cela qu'on ne se souvient plus de nos vies antérieures : pour qu'elles ne viennent pas nous traumatiser dans notre vie actuelle.
  - Jolie légende. Mais ce n'est qu'une légende.
  - Avec cette expérience d'hypnose régressive j'ai franchi la frontière interdite. Et il en est sorti... un monstre. Un monstre que je subis et que je ne contrôle plus.
  Sa collègue, professeur de SVT, le regarde en se demandant s'il est sérieux. Elle s'apprête à dire quelque chose, puis se reprend.
  - Allons nous servir, propose-t-elle.
  Ils quittent leurs chaises et font la queue pour leur repas. Élodie tente de changer de sujet.
  - Et sinon, avec tes nouveaux élèves, ça s'est passé comment ?
  - Comment définir cette première impression ? Je vais essayer de trouver une formule : " Ils entendent mais ils n'écoutent pas. Ils voient mais ils ne regardent pas. Ils savent mais ils ne comprennent pas. "
  - Dis donc, tu es sacrément désabusé. J'ai du mal à te reconnaître. Tu tiens un discours de vieux réac'.
  - Je reconnais que ce matin j'étais moins détendu que l'année dernière à la même période. J'ai l'impression que mon travail ne sert à rien. Les élèves semblent se désintéresser de tout. Je commence à ne plus les supporter car je n'arrive pas à les élever, au sens littéral du terme. On se prépare une prochaine génération d'incultes et d'ignares. Ils répètent le programme, l'actualité, ce que disent leurs parents, la pub, Internet, ils n'ont aucune pensée personnelle ni aucune envie de la développer. Ils veulent juste adhérer à des pensées toutes faites, comme ils vont au fast-food. C'est de la fast pensée prémâchée : cela n'a pas de goût, mais ça s'ingère facilement.
  - C'est faux. Il y a des élèves formidables qui sont très éveillés. Toi-même tu m'as dit l'année dernière que certains qui t'avaient semblé nuls au début se sont révélés excellents, rappelle Élodie.
  - Bons élèves oui, mais bons humains, cela reste à voir. Enfin quand même, ils ne comprennent même pas l'intérêt de réfléchir par eux-mêmes ! Ils se contentent de répéter ce qu'on leur dit pour avoir l'examen. Ils ne pensent qu'au bac, ils s'en fichent de ce qu'il s'est passé pour leurs ancêtres. Ils n'ont même pas conscience que c'est l'histoire de leurs propres aïeux que je leur enseigne.
  - Il faut réveiller leur curiosité naturelle, c'est notre métier. C'est à nous de trouver le moyen de les intéresser.
  La serveuse de la cantine propose de la choucroute à René. Il fait une moue dégoûtée, à la recherche d'un autre plat.
  - Tu n'en prends pas ? s'étonne Élodie.
  - Désolé. Depuis que j'ai revécu la vie d'Hippolyte, j'ai une sorte de répulsion pour tout ce qui évoque de près ou de loin le monde germain.
  Elle prend une bière, lui préfère une bouteille de vin rouge puis reprend :
  - Et puis je me sens une agressivité nouvelle, comme un afflux de testostérone. Il paraît que c'est le cas pour les soldats durant les batailles et je continue de le sentir comme si j'avais vraiment participé à cette guerre. C'est peut-être cela qui m'a empêché de dormir.
  Ils retournent s'asseoir et mangent en silence. À la fin du repas, Élodie propose à René qu'ils aillent boire un café dehors pour qu'elle puisse fumer.

  - J'ai l'impression que tu ne vas vraiment pas bien, René. Ton discours sur la jeunesse tout à l'heure m'a stupéfiée. Jamais je n'aurais cru que tu pouvais être aussi cynique.
  - Je me sens mal, Élodie. J'ai l'impression que ma vie s'est effondrée d'un coup.
  - À cause d'hier soir ?
  - J'aimerais tellement effacer cette soirée.
  - Je ne crois pas aux vies antérieures, mais je crois au pouvoir de la persuasion.
  La jeune femme blonde pose sa main sur celle de René et lui adresse un signe complice.
  - Nous sommes amis depuis longtemps, mais tu ne t'es jamais vraiment intéressé à moi, René. Il faut que je te parle de mon enfance. Ça devrait t'aider à résoudre ton problème actuel.
  Elle déguste une gorgée de café, allume une cigarette et cherche dans les volutes de fumée le courage de lui raconter sa jeunesse.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire