vendredi 28 septembre 2018

9.

Adolescente, Élodie Tesquet voulait être la plus belle de sa classe. Ses parents l'habillaient comme une poupée, mais cela ne lui suffisait pas : elle souhaitait avoir le plus beau corps possible pour que tous l'admirent. Elle voulait ressembler aux couvertures des magazines féminins qui montraient des femmes minces aux jambes longilignes. Pour atteindre cet objectif, elle se faisait vomir, se bourrait de laxatifs.
  Elle était devenue de plus en plus maigre, presque squelettique. Son visage était émacié. Quand elle allait à la piscine, on voyait ses côtes.
  Ses professeurs avaient averti ses parents. Ils avaient beau la sermonner, ils ne pouvaient pas la forcer à manger et elle était devenue très habile pour se faire vomir n'importe quand et n'importe où. Ses parents étaient affolés. Ils ne savaient plus quoi faire pour la sauver.
  Alors, ils étaient allés consulter un spécialiste reconnu de l'anorexie, un médecin qui passait souvent à la télévision et qui était réputé pour ses réussites miraculeuses dans ce domaine : le docteur Maximilien Chob. C'était un homme d'une belle prestance, qui parlait en articulant exagérément.
  - J'ai soigné et guéri toutes les jeunes femmes qui sont venues ici pour des troubles alimentaires, anorexie ou boulimie, avait-il affirmé en croisant et décroisant ses longs doigts lors de leur première entrevue, avant d'ajouter : Vous savez, 90 % des jeunes femmes qui viennent me voir doivent leur maladie à une expérience traumatique survenue dans leur enfance. Alors je dois vous poser la question suivante : avez-vous vécu dans votre enfance des attouchements ou des gestes inappropriés de la part de membres de votre famille ou d'amis de vos parents, par exemple ?
  - Non, avait répondu catégoriquement la jeune Élodie.
  - Est-il possible que vous l'ayez vécu et que vous l'ayez oublié ?
  - Je ne me souviens de rien de tel.
  - Donc vous l'avez peut-être oublié. Maintenant, détendez-vous et fermez les yeux. Visualisez votre chambre. Voyez-en chaque détail. Le lit. Les murs. Vos poupées. Vos jouets. Vous y arrivez ?

  - Oui. À peu près.
  - Bien, maintenant, visualisez une de vos nuits. Tout est éteint, à part peut-être une veilleuse. Vous entendez du bruit, la porte s'ouvrir, il y a quelqu'un sur le seuil de la chambre. Une silhouette. Vous voyez cette personne ?
  - Non.
  - Si, vous la voyez, mais vous avez tant envie d'oublier que votre esprit refuse de l'admettre. Détendez-vous. Laissez venir à vous la vérité oubliée. Laissez apparaître cette personne. Allez-y ! Avec un petit effort de mémoire, vous allez l'identifier. Ce n'est qu'une silhouette dans l'entrebâillement de la porte, mais je suis sûr que vous la voyez.
  - Je ne vois personne.
  - Allons, faites un effort, mademoiselle. Si vous voulez guérir il va falloir trouver. Qui est-ce ? Votre père ? Votre frère ? Un cousin ?
  - Il n'y a personne.
  - Cette silhouette appartient à quelqu'un que vous connaissez. Quelqu'un de votre famille. Ou un ami de vos parents. Quelqu'un que vous avez voulu oublier, mais à cause de qui votre esprit ne peut trouver la paix. Cela s'est produit, arrêtez de vous mentir à vous-même.
  - Non, il ne s'est rien produit du tout.
  - Qui est-ce ? Ayez le courage de le voir et de le nommer. Je suis sûr que vous en êtes capable, Élodie ! Votre guérison en dépend. Je sais que, désormais, vous pouvez affronter la vérité enfouie, aussi pénible soit-elle. Reprenez-vous. C'est pour votre bien. Après, tout ira mieux, je vous le promets.
  Alors Élodie avait fini par prononcer un prénom :
  - Christian.

  - Qui est-ce ?
  - Mon oncle Christian.
  Le psychiatre avait marqué sa satisfaction.
  - Bien. Vous le voyez, n'est-ce pas ? Vous êtes prête à revivre la scène ? Décrivez-moi ce qu'il se passe dans les moindres détails.
  Et l'adolescente avait raconté une histoire en tout point conforme à ce que lui avait suggéré le thérapeute.
  À l'issue de la séance, le docteur Chob l'avait félicitée pour son courage et lui avait dit qu'à partir de ce moment tout allait s'arranger, car elle avait eu la force de déterrer ce qui la rongeait de l'intérieur depuis son enfance, ce qu'il nommait sa " vérité cachée ".
  De fait, les jours suivants, elle avait retrouvé l'appétit. Elle s'était remise à manger normalement. Le traitement de Chob avait entraîné sa guérison, mais aussi la condamnation de son oncle Christian.
  Le père d'Élodie était allé lui casser la figure le soir même de sa " révélation " et avait été près de le tuer, mais la police était venue l'arrêter pour attouchements sur mineure. Le témoignage de l'adolescente avait été déterminant dans la procédure d'enquête. Christian avait été incarcéré et les autres détenus ne lui avaient pas rendu la vie facile, car la pédophilie, a fortiori intrafamiliale, est le pire crime qui soit, notamment pour les prisonniers. Il s'était suicidé dans sa cellule. Il avait laissé une lettre adressée à Élodie, sur laquelle il avait juste écrit : " Je te jure que je ne t'ai jamais touchée. "
  Alors elle avait commencé à douter, cherché sur Internet d'autres " rescapées " du fameux Dr Chob et trouvé une fille qui avait vécu exactement la même situation avec des conséquences quasi similaires. En entrant en contact avec elle, elle avait découvert la " théorie des faux souvenirs " du docteur Elizabeth Loftus.
  Cette dernière avait pris comme cheval de bataille la lutte contre les psychiatres et psychanalystes qui aidaient à reconstituer de faux incestes ou attouchements dans l'enfance de leurs patients pour créer chez eux un choc émotionnel qui faisait diversion. La plupart du temps, ces médecins étaient d'ailleurs de bonne foi, mais ne mesuraient pas leur pouvoir de suggestion. Dans l'article elle disait que seule la personne qui avait déposé le faux souvenir pouvait l'enlever.
  Élodie était donc retournée voir le docteur Chob et lui avait demandé de défaire ce qu'il avait fait.
  Au début, celui-ci n'avait pas voulu reconnaître la manipulation à laquelle il s'était livré. Il avait rappelé à Élodie qu'elle était arrivée malade, mais repartie guérie. Il lui avait même dit : " Toute guérison a un prix, tout miracle nécessite un sacrifice ", avant d'ajouter : " J'ai utilisé de la dynamite pour éteindre l'incendie. Mais la fin justifie les moyens. "
  Cependant, Élodie ne pouvait pas oublier que c'était la vie d'un homme innocent qu'il avait sacrifiée. L'adolescente l'avait alors menacé de révéler l'affaire sur les réseaux sociaux, puis aux médias et avait évoqué le risque qu'il soit accusé d'homicide indirect. Elle n'avait que 16 ans, mais elle se devait de rétablir l'injustice commise. Elle avait réussi à trouver les mots pour être convaincante. Chob avait fini par consentir à lui enlever son " faux souvenir " d'attouchements.




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